Un article surprenant au prime abord, mais qui résume un travail probablement énorme : trouver dans la culture martiale japonaise (et aussi celle de la chevalerie européenne) ce qu’on peut comparer à la perception que se font les Arméniens de l’honneur et de l’engagement ; sachant que les contextes politique et géographique de ces deux nations sont extrêmement différents. En étudiant ce texte, on pense d’abord aux combattants qui ont donné leur vie et à ceux qui la donnent encore aujourd’hui au Karabagh.
GUERRIERS ARMENIENS, SAMOURAI JAPONAIS : CODES D’HONNEUR MILITAIRE
18 juillet 2011 Paru dans : ARMENIAN RESISTANCE, Armeni @en, Geography
Yerevan Magazine, juillet-août N°14
Texte d’Armen Ayvazyan
Basé sur son livre Le Code d’Honneur du Militaire Arménien (4-5éme siècle)
Traduit par Arsen Nazarian et Armen Ayvazyan
L’historiographie arménienne comporte beaucoup d’informations sur l’idéologie militaire arménienne ancienne et médiévale. Dans les ouvrages de Pavstos Buzand et Movses Khorenatsi [Moïse de Khorène], historiens du 5éme siècle, les ordres et l’héritage des sparapets (commandants en chef) à leurs successeurs décrivent en détail les obligations et responsabilités des guerriers arméniens. Leur code de conduite montre des similitudes étonnantes avec le système de valeurs des samouraïs japonais codifié du 16éme au 18éme siècle, mais aussi avec la plus ancienne chevalerie d’occident du huitième au quatorzième siècle.
“Combattez et offrez votre vie pour le Monde Arménien comme vos braves ancêtres l’ont fait avant vous, sacrifiant délibérément leur vie pour notre Patrie…” Tel était le message, selon Pavstos Buzand, du Sparapet Manuel Mamikonian ( mort en 384) à son fils Artashir au moment de lui remettre son “règlement et ordre de l’Armée”. Cette injonction idéologique a continué de faire partie intégrante du système codifié des forces armées arméniennes. Tout au long de sa vie tout entière consacrée au service des armes, le Sparapet Manuel lui-même était animé par ce commandement. Tandis qu’il reposait dans son lit atteint d’un mal incurable, entouré du roi, de la reine, de gentilshommes et de nobles dames, Manuel ôta ses vêtements et montra à l’assistance ses nombreuses blessures qu’il avait subies au cours des batailles engagées pour l’indépendance de l’Arménie.
“Il n’y avait aucun endroit exempt de blessures sur son corps qui soit aussi grande qu’une pièce de monnaie. Il avait été blessé dans les combats et portait plus de cinquante cicatrices sur son corps, jusqu’à son organe male, qu’il découvrit et montra à tous.”[ !] Sacrifier sa vie pour la terre de ses ancêtres est exactement la même idéologie que l’historien Movses Khorenatsi décrit dans son Histoire de l’Arménie dans le passage qui suit à propos du Roi-Guerrier arménien Aram : ” Etant lui-même un homme concret et patriote, ce roi préférait mourir pour la terre de ses ancêtres plutôt que de voir les fils d’étrangers passer les frontières de la terre de ses ancêtres et dominer son propre peuple.”
Tandis qu’il codifiait les vertus personnelles du Sparapet Moushegh Mamikonian (mort en 376), Pavstos Buzand dans Histoire de l’Arménie présente en fait une liste des principaux engagements pris par les guerriers arméniens devant l’état et la nation arménienne. Voici donc les éléments fondamentaux du Code d’Honneur de l’armée arménienne au cours des quatrième et cinquième siècles dans l’ordre hiérarchique de priorité rapportés par Buzand : loyauté et service dévoué à la Patrie et au Royaume d’Arménie ; préservation d’une réputation chevaleresque sans tâche et de sa dignité, jusqu’au don de sa vie si c’est nécessaire ; loyauté et service dévoué au Roi Arménien, c’est-à-dire l’institution socio-politique la plus importante de l’ancien système de l’état de l’Arménie ; loyauté et service dévoué à tous les habitants de l’Arménien, quelles que soient leur origine sociale ou leur position ; piété envers la foi chrétienne, l’Eglise (nationale) Arménienne et protection dévouée aux membres de son clergé ; dévotion à la famille ; dévotion aux parents et à son clan nobiliaire ; et loyauté envers les compagnons d’armes.
Quelques unes des dispositions sont voisines des codes de la chevalerie, ceux des chevaliers européens du moyen-âge et des Samouraïs, les guerriers professionnels japonais, plaçant honneur et allégeance à leur suzerain au-dessus de leur propre vie. Dans son livre renommé Hagakuré (littéralement, Caché dans les Feuilles), le samouraï Yamamoto Tsunemoto (mort en 1719) décrit le code d’honneur du Samouraï, Bushido – “Le Sentier du Guerrier”. Il souligne l’exigence pour un guerrier de mépriser la mort. “Bushido, le sentier du guerrier, signifie la mort. Lorsqu’il ne reste à choisir qu’entre deux sentiers, vous devez immédiatement choisir celui qui conduit à la mort. Ne pensez plus. Dirigez vos pensées vers le chemin auquel vous avez donné votre préférence et marchez !” écrit-il. Une question se pose alors involontairement : “Pourquoi devrais-je payer de ma vie pour rien ?” Cela n’est que le jugement d’un égoïste. Quand il vous faut faire un choix, ne laissez pas les pensées sur l’utilité ou l’avantage altérer votre réflexion. Si nous préférons tous la vie à la mort, cette préférence au fond détermine notre choix. Pensez à l’indignité qui pourrait vous accabler lorsque vous, œuvrant pour le profit pourriez soudain échouer. Pensez au sort pitoyable de cet homme qui continue à vivre alors qu’il n’a pas atteint son but.
Le Samouraï est contraint de donner son âme et son corps à son prince ou à son seigneur. Il doit en outre être avisé, magnanime et valeureux…Rappelez vous, la mort n’atteint pas votre dignité. La mort ne vous apporte pas le déshonneur…La réponse à vos engagements doit être complète et votre réputation doit rester immaculée. Un samouraï jure d’obéir aux quatre commandements qui suivent : n’accepter aucun compromis lorsqu’il s’agit de tenir vos engagements ; être au service de son seigneur ; être respectueux envers ses parents : être magnanime et compatissant.”
La ressemblance entre le code d’honneur du combattant arménien du temps d’Arshakuni et celui du Samouraï japonais qui place l’honneur, la dignité et le service dévoué à son seigneur (suzerain, “maître”) au dessus de sa propre vie, est frappante. Dans cet ordre d’idée, Pavstos Buzand nous procure un certain nombre de cas qui s’expliquent en eux-mêmes. L’un d’entre eux se passe au cours d’un épisode en Perse. “Cela s’est produit un jour que le roi arménien Arshak entra dans l’un des enclos du roi de Perse. Le Maître d’équitation du roi perse s’y trouvait, assis. Quand il vit le roi, il ne prononça aucune parole de bienvenue, ni ne prêta aucunement attention à sa personne. Il commença même à le ridiculiser et à l’insulter, lui disant ; “Roi des chèvres arméniennes, vient donc t’asseoir sur cette touffe d’herbe”.
A ces mots, Vasak, le Général commandant en chef de l’armée de la Grande Arménie, de la dynastie des Mamikonian, qui accompagnait le roi, entra dans une rage folle. Furieux, il tira l’épée qu’il portait à sa ceinture et en frappa le maître d’équitation du roi de Perse, le décapitant d’un seul coup, ne pouvant supporter l’impudence faite à son roi. Il préférait mourir plusieurs fois plutôt que d’être témoin de toute insulte ou atteinte à la dignité de son roi.” Les injonctions de l’auteur Samouraï Japonais du Hagakuré pour ne pas craindre de mourir et de se comporter pour le mérite d’une réputation immaculée sont décrits presque de la même manière par le Sparapet arménien Manuel dans son message-commandement décrit plus haut : et il lui commanda d’être loyal et dévoué au Roi Arshak, d’être honnête, diligent et assidu au travail. “Combattez et offrez votre vie à la Patrie d’Arménie comme vos valeureux ancêtres l’on fait en sacrifiant volontairement leur vie pour cette Patrie. Parce que, dit-il, cela sera un acte beaucoup plus convenable et qui plaira à Dieu, et parce que si vous vous comportez ainsi, vous ne serez pas oubliés par le Tout-Puissant. Recherchez la réputation d’un homme brave dans ce monde et faites la justice pour avoir une place au paradis. Et n’ayez pas peur de la mort, mais mettez tous vos espoirs sur celui qui a tout créé et fondé. Rejetez toute chose corrompue, dépourvue d’éthique et mauvaise hors de vous-mêmes et vénérez le Seigneur, le cœur et plein de foi. Donnez votre vie pour notre pieuse Patrie l’Arménie, parce qu’alors vous serez mort pour Dieu, pour ses églises, pour ses fidèles et pour les seigneurs natifs de cette Patrie, les Arshakunis.”
Ce passage démontre clairement la façon adroite dont les capitaines des quatrième et cinquième siècles ont fait usage de la foi Chrétienne comme une idéologie dans des guerres presque incessantes engagées pour l’indépendance de l’Arménie. ’Mourir pour l’Arménie c’est mourir pour Dieu’, prêchait le Commandant en Chef Manuel Sparapet et, bien sûr, d’autres capitaines arméniens du quatrième siècle. (Donnez votre vie pour notre pieuse Patrie l’Arménie, parce qu’ainsi vous serez mort pour Dieu). En cela, ils ont apporté l’harmonie et la pertinence entre le code d’honneur du soldat Arménien, qui d’une part avait été formé déjà depuis des temps très anciens et sanctifié dans les nombreuses batailles (en particulier le point de vue idéologique du don de sa vie pour la patrie), et la foi chrétienne relativement nouvelle d’autre part. Avec exactement la même croyance, que mourir pour la patrie est un acte de foi en Dieu, les guerriers Chrétiens-Arméniens ont continué à combattre tout au long des siècles qui ont suivi.
On trouve une autre ressemblance étonnante avec le code d’honneur Samouraï dans un autre décret du Commandant en Chef Manuel. Il dit à ses combattants d’être “honnêtes, diligents et assidus au travail”, ce qui correspond aux exigences similaires du Hagakuré : “Un soldat devrait s’entraîner sans relâche et ne devrait jamais penser au repos. Il n’y a pas de fin pour votre entraînement. Il se peut que vous atteigniez un point où vous avez le sentiment d’avoir atteint la perfection et cessiez ce à quoi vous étiez attaché jusqu’à présent. Mais celui qui veut être parfait devrait toujours garder à l’esprit qu’il est encore loin d’avoir atteint ce point. Ceux qui sont malhonnêtes ne peuvent jamais servir les armes correctement.”
Il y a cependant des différences importantes entre les priorités des obligations du code d’honneur arménien, et ceux des codes d’Europe occidentale et japonais, comme le montre à l’évidence la hiérarchie des engagements du guerrier arménien des quatrième et cinquième siècle décrit plus haut. L’engagement personnel du Commandant arménien, le plus solennel, était pris devant le pays, le royaume, et les territoires d’Arménie et devant tout arménien quelles que soient son origine ou sa position sociale, et considéré comme supérieur aux promesses à la propre famille et maison nobiliaire et même à la piété dans la religion chrétienne et l’église.
Bien sûr, cela ne vaut que pour les temps anciens du moyen-âge à son début. Peut-être cela est-ce l’effet de la formation très tôt au sein du peuple arménien du concept de terre des ancêtres et d’état-nation, bien avant l’adoption de la religion chrétienne. Dès les quatrième et cinquième siècles, l’idée de terres des ancêtres était exprimée en termes variés, tels que “Hayotz ashkharh, Yerkir, Tagavorutiun” (“monde, pays, royaume arménien”). En dehors de ces termes, Movses Khorenatsi emploie les termes “hayrenik” (patrie) et “hayrenaser” (patriote).
Epilogue
Dans ce contexte historique, le code d’honneur militaire arménien a eu un impact profond et durable sur le caractère national et la vision du monde du peuple arménien- comme le Bushido sur le peuple japonais. Les psychés collectives des Arméniens comme des Japonais resteraient pratiquement impénétrables si on les examinait sans prendre l’éthique de leurs guerriers ancestraux en considération. Ce défi a été reconnu en profondeur par des étudiants perspicaces de culture japonaise. Comme le note Thomas Cleary, un universitaire bouddhiste et traducteur de nombreux classiques de la théorie militaire de l’Asie, “Même dans les sphères sociales et culturelles, le Japon d’aujourd’hui perpétue les restes du Bushido Samouraï. Cela n’est pas seulement vrai dans l’éducation et les arts subtils, mais aussi dans des postures caractéristiques et la conduite qui marquent la pratique de relations politiques, professionnelles et personnelles.” Si l’on observait, cependant, d’un point de vue similaire, la culture arménienne – la littérature, la musique, l’épopée nationale, le folklore – on trouverait une profonde et large infusion des traditions martiales qui provient puissamment et de façon originale, de l’ancienne classe des guerriers arméniens.
vendredi 29 juillet 2011,
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=71947
Traduction Gilbert Béguian pour Armenews